8

La navette d’Auger mit le cap vers Mars, laissant le Vingtième-Siècle-SA derrière elle. Elle colla son visage au hublot, sentit la vibration dans ses os alors que les réacteurs directionnels bredouillaient en séquences rapides, saccadées. Elle n’avait pas une idée très précise de l’endroit où on l’emmenait, ni de la façon dont sa mission s’intégrait dans l’histoire que Peter lui avait racontée, mais c’était un soulagement de quitter le vieux vaisseau spatial exigu. Au bout de cinq jours, le charme s’en était dangereusement estompé, même après une visite guidée des entrailles de l’appareil afin d’observer le dernier moteur à antimatière encore en fonctionnement dans le système solaire, visite qui ne lui avait valu qu’une heure de distraction, ou plutôt d’une diversion franchement terrifiante. Mars, au moins, était pleine de possibilités, et elle éprouva un picotement d’anticipation en voyant le disque couleur caramel de la planète commencer à grossir dans le hublot. Ce n’était pas seulement le manque de financement qui l’avait empêchée d’aller sur Mars avant cela. Elle croyait reconnaître une sorte d’avidité monstrueuse chez les touristes qui faisaient le voyage, une curiosité morbide pour ce qui était arrivé à cette planète. Mais elle était là en mission, et elle aurait eu du mal à ne pas ouvrir de grands yeux.

La Zone Éradiquée partait du sud d’Hellas Planifia et remontait au nord jusqu’à Cydonia, en englobant Arabia Terra et ses cratères. D’un pôle à l’autre, Mars était saupoudrée d’une poussière bleu-vert, crayeuse : de vastes étendues de végétation génétiquement modifiée, tenace, ensemencées plus de cent ans auparavant. Des canaux rectilignes, taillés au laser, brillaient au soleil comme des rubans de soie noire. Aux points d’intersection du réseau d’irrigation, Auger distinguait les étendues beigeasses de villes et de cités, les égratignures des routes et les lignes des dirigeables amarrés. Il y avait même quelques traînées plumeuses de nuages, et une poignée de lacs hexagonaux, regroupés comme des alvéoles dans une ruche.

Mais entre Hellas Planitia et Cydonia rien ne poussait, rien ne subsistait, rien ne vivait ni ne bougeait. Même les nuages, indifférents, évitaient la région comme s’ils s’en méfiaient. Il en était ainsi depuis vingt-trois ans, depuis la fin de la brève mais âpre guerre qui avait éclaté entre les Slashers et les Threshers concernant les droits d’accès à la Terre.

Auger se souvenait à peine de la guerre. Elle était petite, et le pire lui avait été épargné. En réalité, ce n’était pas si loin, et on voyait bien que certains comptes n’avaient pas encore été apurés. Elle pensa à Caliskan, qui avait perdu un frère, tué par les Slashers dans la bataille pour récupérer Phobos. Pour lui, c’était probablement comme si la guerre c’était hier. Comment pouvait-il accepter de si bon gré l’ingérence slasher sur la Terre après ce deuil atroce ? Comment pouvait-il être si froid, si politique ?

Une autre série de manœuvres se succédèrent, plus enchaînées, et puis la vue de la Zone Éradiquée fut obstruée par les parois illuminées d’un quai couvert de machines, qui défilait lentement. Derrière le quai, Auger entrevit, l’espace d’un instant, un horizon incurvé de roche très noire, offerte au vide de l’espace.

On lui avait raconté des histoires. Mars n’avait jamais été sa destination.

 

De l’autre côté du sas l’attendait un groupe de huit personnes en uniforme de l’armée des EUPT, accompagnées de deux cyberserpents.

Le plus grand et le plus mince des hommes du groupe observait Auger avec ses yeux gris pâle, couleur d’aluminium. Il prit la parole d’une voix abîmée, une sorte de lent râle parcheminé, et elle dut tendre l’oreille pour le comprendre.

— Je m’appelle Aveling, dit-il. C’est de moi que vous recevrez vos ordres et vos instructions pendant toute la durée de votre mission. Si ça vous pose le moindre problème, je vous suggère de le surmonter tout de suite.

— Et si je ne le surmonte pas ? demanda-t-elle.

— Nous vous remettrons à bord du premier vaisseau pour Tanglewood, et ce désagréable petit tribunal devant lequel vous devez comparaître.

— Avec la moitié de la mémoire effacée, dit-elle.

— Exactement.

— Si ça vous va, je vais essayer le premier truc : accepter vos ordres pour le moment. On verra bien ce que ça donne.

— Bon, fit Aveling.

Ça paraissait être un vrai salopard, coriace, d’autant plus intimidant qu’il avait l’air intelligent et cultivé. On ne pouvait pas faire autrement que de se dire, en le regardant, qu’il aurait pu tuer tous les gens présents dans la pièce avant qu’ils aient eu le temps de dire ouf. Elle sut instantanément, sans qu’on ait besoin de le lui dire, que c’était un vétéran de la guerre, et qu’il avait probablement tué plus de Slashers qu’elle n’en avait rencontré de toute sa vie, et que ça ne lui avait probablement jamais valu la moindre nuit blanche.

Le groupe s’éloigna de la navette, les deux cyberserpents ondulant derrière eux.

— J’aimerais quand même bien qu’on me dise ce que je fais sur Phobos, dit Auger.

— Que savez-vous de Phobos ? demanda Aveling.

Sa boîte vocale donnait l’impression d’avoir été rafistolée à partir de pièces cannibalisées, recollées comme un document déchiré.

— Qu’il vaut mieux s’en tenir à l’écart. Et pas grand-chose à part ça. Mars est fondamentalement civile, mais les militaires… vous avez bien verrouillé les lunes.

— Les lunes constituent la plate-forme stratégique idéale pour défendre la planète contre les incursions slashers. Compte tenu des mesures de sécurité déjà en vigueur, elles constituent aussi un endroit parfait pour mener les affaires sensibles susceptibles de se présenter.

— Est-ce que je constitue une affaire sensible ?

— Non, Auger. Vous constituez un emmerdement. S’il y a une chose que je déteste plus que les civils, c’est d’être obligé d’être aimable avec eux.

— Vous voulez dire que, là, vous êtes aimable ?!

Ils conduisirent Auger vers une petite pièce sans fenêtres, juste quelques portes fermées, trois sièges, une table basse et une bouteille d’eau avec deux verres. Une paroi était occupée par un grand placard bourré de bandes magnétiques dans des boîtiers en plastique blanc, et une boîte d’arrivée de p-mails.

Ils la laissèrent seule. Pour s’occuper, Auger se versa un verre d’eau. Elle en avait bu la moitié quand l’une des portes s’ouvrit devant une petite femme à l’air pas commode. Ses cheveux couleur de paille, coupés au carré, encadraient un visage qui aurait pu être agréable sans l’air renfrogné qui semblait indissociable de sa personne. Elle portait une combinaison avec plein de poches et de fermetures éclair, dont le haut, ouvert, révélait un tee-shirt blanc, crasseux. Des yeux intelligents, rapides, jaugèrent Auger. La femme ôta son mégot de cigarette de sa bouche et le balança dans un coin de la pièce.

— Verity, c’est ça ?

— Oui, répondit-elle, sur la défensive.

La femme se pencha, se frotta la main sur sa cuisse et la tendit à Auger.

— Maurya Skellsgard. Ces trous du cul vous ont bien traitée ?

— Eh bien…, commença Auger, soudain à court de mots.

Skellsgard s’assit sur l’un des sièges et se servit de l’eau.

— Ce qu’il faut que vous compreniez sur ces gens, et croyez-moi j’ai mis un moment à l’intégrer, c’est qu’on s’en sort mieux avec eux que sans eux. Aveling est un fils de pute totalement dépourvu de sensibilité, mais c’est notre fils de pute totalement dépourvu de sensibilité.

— Vous êtes une militaire ? demanda Auger.

Skellsgard vida son verre d’eau d’une gorgée et le remplit à nouveau.

— Oh que non ! Je ne suis qu’une emmerdeuse d’universitaire. Il y a un an à peine, je vaquais joyeusement à mes occupations, qui consistaient à essayer de trouver un traitement mathématique à un problème pathologique. D’après les équations normales de la mécanique des trous de ver, poursuivit-elle, anticipant la question d’Auger, il faut une chose appelée « matière exotique » pour élargir et stabiliser l’embouchure des trous de ver. C’est de la matière avec une densité d’énergie négative – un truc déjà assez bizarre. Mais dès qu’on en a su un peu plus sur l’hyperweb, il est devenu clair que ce n’était pas vraiment des trous de ver classiques. Nous avons vite compris qu’il fallait un élément sensiblement plus bizarre que de la matière exotique pour maintenir la cohésion de l’ensemble. D’où… la matière pathologique. Nous ne sommes que des physiciens, dit-elle avec un haussement d’épaules. Il faut nous laisser nos petites blagues, même si elles sont lamentables.

— Ça me va, dit Auger. Vous devriez entendre certaines des blagues qui font rigoler les archéologues…

— Je suppose que nous sommes dans le même bateau, alors : deux bêcheuses d’expertes civiles, avec lesquelles Aveling est bien obligé de composer parce qu’il n’a pas le choix.

— Ce type adore les civils, hein ? fit Auger avec un sourire.

Skellsgard vida son deuxième verre. Elle avait les jointures à vif et les ongles en deuil – des ongles pourtant coupés très court.

— Ça oui ! Il nous adore. J’ai entendu parler du procès qu’on voulait vous faire. On dirait qu’ils vous tiennent très fortement par les couilles, si j’ose ainsi m’exprimer.

— Je ne l’ai pas volé. J’ai failli faire tuer un gamin.

Skellsgard écarta sa remarque d’un geste.

— Ils vont le remettre sur pied, si sa famille est aussi riche et influente qu’on le dit.

— Ouais, enfin, espérons-le. C’est un bon gamin.

— Et vous ? Il paraît que vous êtes la femme de Peter Auger.

— Ex-femme, rectifia Auger.

— Pitié, ne m’ôtez pas toutes mes illusions ! Ne me dites pas qu’une fois les portes fermées le Mâle Idéal est un vrai porc.

— Non, répondit Auger avec lassitude. C’est plutôt un type bien. Pas parfait, mais… pas mauvais non plus. Le problème était de mon côté. Je me suis laissé envahir par mon travail.

— J’espère que ça en valait la peine. Quoi d’autre ? Des enfants ?

— Un garçon et une fille que j’aime de tout mon cœur. Mais à qui je ne consacre pas assez de temps.

Skellsgard la regarda avec sympathie.

— Finalement, quand Caliskan vous a fait sa belle petite proposition, ça a dû vous faciliter la tâche.

— Ils m’auraient envoyée pourrir dans la Vénus Profonde et ils auraient jeté la clé, dit Auger en se tortillant sur son siège, gênée de discuter de sa vie privée. Le temps que je revienne, c’est tout juste si mes enfants m’auraient reconnue. Au moins, comme ça, j’ai une chance de m’en sortir sans trop de dégâts. Évidemment, ça irait peut-être mieux si je savais ce qu’on attend de moi.

Skellsgard la regarda d’un air rusé.

— Qu’est-ce qu’on vous a raconté, jusqu’à maintenant ?

— On m’a parlé des renseignements slashers sur les objets volumineux anormaux, les OVA, répondit Auger.

— Bon, c’est déjà un début.

— On m’a dit qu’on avait trouvé le moyen d’entrer dans l’un d’eux. Et aussi que c’était moi qui étais censée y aller. Je suppose que Phobos a un rapport avec ça.

— Plus qu’un peu ! Il y a deux ans environ, les EUPT ont trouvé un portail inactif ici même, sur Phobos, enfoui à des kilomètres de profondeur dans le sol. C’est là que j’ai été réquisitionnée pour faire partie de l’équipe. Je suis ce qui ressemble le plus à une experte sur le voyage dans l’hyperweb en dehors de la Fédération. Ce qui ne veut pas dire grand-chose, je vous le concède. Enfin, au moins, ça nous fait un vrai trou de ver avec lequel faire joujou.

— Vous avez réussi à le faire marcher ?

— Tant que ça ne vous dérange pas d’être un peu secouée…

— Et les Slashers n’en savent toujours rien ? Comment se fait-il qu’ils ne s’en soient pas rendu compte quand ils dirigeaient Phobos ?

— Ils n’ont pas regardé assez profond. Nous sommes tombés dessus accidentellement, en faisant des fouilles à la recherche d’une autre chambre de vie.

Auger se sentit soudain très réveillée, et très en forme.

— Je veux voir ça.

— Super. C’était plus ou moins l’idée quand on vous a fait venir ici.

Skellsgard remonta sa manche élimée et jeta un coup d’œil à sa montre.

— On ferait mieux d’y aller. Il y a un module qui arrive d’une minute à l’autre.

— Je ne vois toujours pas le rapport avec Paris.

— Ça va venir, lui assura Skellsgard.

 

C’était une vaste chambre pratiquement sphérique. Les parois incurvées avaient été évidées à la dynamite dans le matériau noir comme du charbon qui constituait le cœur de Phobos, et tapissées avec une sorte de plastique auquel avaient été fixés des plates-formes, des appareils d’éclairage et des coursives. Une sphère de verre occupait près de la moitié de l’espace intérieur. Elle était supportée par un berceau complexe d’étais rayés comme des guêpes et de vérins amortisseurs. Des passerelles, des échelles entourées de barreaux, des tuyaux et des conduites formaient autour de la sphère un magma de métal et de plastique. Des techniciens en blouse blanche perchés un peu partout fixaient du matériel sur des ports d’accès. Avec leurs gros écouteurs, leurs grosses lunettes de protection et leurs gros gants, on aurait dit des perceurs de coffre-fort engagés dans le casse du siècle.

— Nous arrivons juste à temps, dit Skellsgard en consultant un panneau bourré d’instruments accolé aux barreaux d’une cage d’observation. Le module n’est pas encore là, mais on capte déjà les distorsions d’ondes de choc qui le précèdent.

Sur le panneau, les aiguilles d’une forêt de cadrans analogiques entraient dans le rouge.

— On dirait que le passage a été rude. J’espère qu’ils n’avaient pas oublié les sacs à vomi…

Les techniciens avaient dégagé la zone autour de la bulle de réception. Des machines se mettaient en place. Auger remarqua trois cyberserpents, dressés comme des cobras prêts à frapper.

— Ils s’attendent à ce que ça se passe mal ? demanda-t-elle.

— Ce n’est qu’une précaution, répondit Skellsgard. À partir du moment où le vaisseau est dans le tuyau, on ne peut plus communiquer avec, pas plus qu’avec le portail T2, à l’autre bout. C’est le black-out total pendant trente heures. C’est très stressant.

— Et pourquoi ça ?

— Théoriquement, même s’ils en connaissaient l’existence, les Slashers ne pourraient pas se connecter à cette partie de l’hyperweb. Mais les théories sont faites pour être démenties. Et puis nous luttons aussi contre la possibilité que le portail T2 puisse être mis en danger par ce que les militaires appellent des « indigènes hostiles ».

Les aiguilles des cadrans analogiques étaient maintenant toutes bloquées dans le rouge. D’un endroit situé au-delà de la bulle et brillant à travers avec l’intensité des rayons X leur parvenait une lumière bleue intense, cruelle, plus brutale que le soleil. Auger se détourna, une main plaquée sur les yeux. Et distingua les ombres schématiques, anatomiques, des os de ses doigts. Aussi vite qu’elle était arrivée, la lumière disparut, abandonnant des images rémanentes, roses, sur ses rétines. Les yeux douloureux, Auger distingua la bulle entre ses paupières étrécies, juste à temps pour entrevoir le mouvement flou qui annonçait l’arrivée du module. Le vaisseau se rua dans la nacelle comme un piston. La nacelle tangua, amortissant la décélération. Tout cela se produisit dans un silence absolu. Puis le balancement de la nacelle s’atténua et la bulle de verre s’enfla visiblement, comprimant ses énormes supports pneumatiques dans un gigantesque gémissement métallique, suivi par un lent soupir de détente accompagnant le retour à sa position d’origine.

— Vous parlez toujours de T2, fit Auger. Est-ce que ça devrait avoir un sens pour moi ?

— La Terre Deux, répondit Skellsgard sans un battement de cils.

Quelque part, l’intégrité de la bulle avait été violée. De l’air se ruait dans le vide en hurlant et Auger eut l’impression que le courant d’air allait lui arracher les cheveux. Des sirènes d’alarme et des flashes se mirent à se manifester dans tous les sens de façon affolante. Les mains d’Auger se crispèrent sur la rambarde de la cage. Les techniciens en combinaison blanche regagnaient déjà précipitamment leurs postes.

— On dirait qu’ils ont été rudement secoués, remarqua Auger.

— Bah, ils survivront, répondit Skellsgard.

— Il est arrivé qu’ils ne survivent pas ?

— Une fois, alors que nous étions encore en train de lisser les failles du système… Ce n’était pas joli-joli. Mais nous avons appris deux ou trois trucs, depuis.

Le module amorça sa descente, passa dans une sorte de structure fermée, logée à la base de la bulle.

— Allez, fit Skellsgard. On va voir ça de plus près.

Auger la suivit dans un labyrinthe d’échelles encagées, vers le niveau inférieur. La bulle de verre les dominait de son énorme masse. Elle avait été réparée et rafistolée en de nombreux endroits. Des étoilures récentes avaient été repérées et datées à la peinture fluorescente.

— Tout ça a été construit en une année ?

— Le portail a été découvert il y a deux ans, répondit Skellsgard. Il faut reconnaître que les militaires ont fait un sacré boulot avant que j’intègre l’équipe. Même si ça consistait principalement à sonder le portail avec une série de bâtons de plus en plus gros.

— Quand même… Je suis rudement impressionnée.

— Il n’y a pas de quoi. On a déployé des trésors d’ingéniosité, mais rien n’aurait été possible sans le savoir-faire slasher. Et je ne parle pas seulement du genre de renseignements que Peter nous a procurés.

— Il y en a d’un autre genre ?

— Une assistance technique, répondit Skellsgard. Des technologies clandestines. Des systèmes évidents comme les cyberserpents et le matériel de contrôle cybernétique, mais aussi des nanotechnologies et généralement tout le fourbi nécessaire pour faire l’interface avec les éléments de matière pathologique du portail de départ.

— Comment peut-on voler des choses pareilles ?

— Nous ne les avons pas volées. Nous les avons demandées gentiment, et on nous les a données.

Sous la bulle, le module qui venait d’arriver émergea de la structure du sas sur une plate-forme abaissée par des vérins. C’était une capsule cylindrique en forme d’obus, couleur d’étain, et sa surface était un lacis baroque de mécanismes complexes, qui avaient visiblement beaucoup souffert. Des batteries de machines greffées autour du cylindre avaient été gravement endommagées, ou complètement arrachées, laissant apparaître des plaques de métal brillant. Des panneaux et des écoutilles détachés exposaient des viscères à nu, une tripaille de tubulures et de câbles eux-mêmes détériorés. Le tout sentait le chaud et l’huile de machine.

— Je vous avais dit que la traversée n’était pas de tout repos, fit Skellsgard. Mais le module devrait être bon pour un autre trajet, une fois rabiboché.

— Combien de trajets lui faut-il pour se retrouver dans cet état ?

— Un seul. Enfin, d’habitude, c’est quand même moins moche.

La capsule glissa latéralement sur sa plate-forme. Deux des trois cyberserpents s’enroulèrent autour, des outils et des capteurs jaillissant de leurs têtes sphériques. Une bande de techniciens en combinaison blanche s’activaient déjà sur l’engin, branchant des appareils et communiquant par gestes circonspects. L’un d’eux projeta le rayon d’une torche dans une tache sombre : l’une des vitres de la cabine. Pendant ce temps, l’un des quatre modules intacts glissa de son étagère, guidé par d’autres techniciens. Auger le regarda monter dans le sas, disparaître et réapparaître à l’intérieur de la bulle de récupération, le nez pointé vers la paroi opposée. L’étanchéité avait déjà été rétablie, et la plupart des sirènes s’étaient tues. Pourtant, l’impression de travail frénétique était toujours aussi intense.

— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ? demanda Auger.

— Ils vont procéder à toutes sortes de tests, vérifier le module et les conditions météo dans le lien. Si tout va bien, l’insertion devrait être envisageable d’ici six heures.

— L’insertion, répéta pensivement Auger en regardant l’engin au nez émoussé et le conduit vers lequel il était braqué. Tout ça est très phallique, hein ?

— Absolument, répondit Skellsgard sur le ton de la confidence. Mais qu’est-ce que vous voulez ? Il faut bien que les garçons s’amusent…

Elle ouvrit un placard et en tira deux blouses blanches. Elle en tendit une à Auger, enfila l’autre et referma soigneusement les velcros.

— On va voir comment ils s’en sortent, d’accord ?

Pendant que les cyberserpents poursuivaient le monitoring des événements, les techniciens ouvraient le sas du module à l’aide d’une batterie d’instruments lourds. L’écoutille finit par céder dans un hoquet dû à l’égalisation de la pression atmosphérique, puis elle s’ouvrit d’un coup et bascula latéralement sur un système de charnières complexe. Une lumière rouge, chaude, se déversa de l’intérieur de l’engin. L’un des techniciens entra dans l’habitacle et reparut quelques minutes plus tard, accompagné par une femme aux cheveux coupés très court, vêtue de ce qui ressemblait à la couche intérieure d’un scaphandre environnemental. La femme soutenait l’un de ses bras comme si elle se l’était cassé. Un homme émergea derrière elle, le visage pâle, les traits tirés, creusés par une fatigue insondable. Skellsgard se fraya un chemin à travers l’essaim de techniciens, adressa quelques paroles aux deux passagers et les serra sur son cœur dans une attitude réconfortante. Une équipe médicale fit son apparition et commença à s’occuper des deux arrivants.

— Ils ont passé un sale quart d’heure, dit Skellsgard en revenant auprès d’Auger. Ils ont rencontré des turbulences sévères lors de l’insertion dans l’embouchure, au niveau de l’autre terminal. Enfin, ils s’en sont sortis, et c’est tout ce qui compte.

— Je pensais que le voyage dans l’hyperweb était pure routine ?

— Ça l’est. Quand on a l’expérience des Slashers. Mais nous, il n’y a qu’un an que nous le faisons. Ils peuvent faire passer un paquebot par leurs portails sans toucher les bords. Pour nous, c’est un vrai casse-tête rien que pour faire transiter un de ces petits modules rudimentaires en un seul morceau.

— Vous avez parlé, à l’instant, de la technologie slasher, mais comment pouvez-vous dire que les Slashers sont impliqués là-dedans alors qu’ils ne connaissent même pas cet endroit ?

— Nous avons des sympathisants parmi les Slashers modérés, des gens qui pensent que l’expansionnisme agressif exige une influence modératrice.

— Des traîtres et des lâcheurs, fit Auger d’un ton méprisant.

— Des traîtres et des lâcheurs comme moi, dit une voix d’homme, dans leur dos.

Auger se retourna et se retrouva devant un individu mince, noueux et musclé, d’un âge incertain. Il était environné d’un nuage métallisé de micromachines qui scintillaient à la limite du champ de vision. Auger eut un mouvement de recul instinctif, mais l’homme leva une main dans une attitude apaisante et ferma les yeux. Le nuage de machines diminua, aspiré dans ses pores comme le film d’une explosion passé à l’envers, au ralenti.

Ce qui lui donna tout à coup l’air presque humain.

Les Slashers de la dernière génération – ainsi qu’Auger l’avait appris à ses dépens avec Cassandra – étaient souvent impossibles à différencier des enfants. Cette tendance à la néoténie était une question d’optimisation des ressources : les individus plus petits consommaient moins d’énergie, et leur déplacement était plus économique, or c’était un paramètre important, même compte tenu de la puissance presque illimitée de l’extra-drive slasher. Ce Slasher avait l’air à la fois complètement adulte et juvénile. Soit il était d’une génération antérieure aux néotènes (et à leurs prototypes instables, les bébés de guerre), soit il appartenait à l’une des factions qui conservaient un lien nostalgique avec l’humanité à l’ancienne.

Il avait la peau lisse, couleur de miel, et des yeux bruns, liquides, un peu tristes et en même temps pétillants, comme sous l’effet d’un enthousiasme modéré. Auger trouvait la salle trop fraîche pour être vraiment agréable, et pourtant l’homme portait des vêtements légers : un pantalon blanc, simple, et une chemise blanche assez large au niveau de la poitrine.

— C’est Niagara, dit Skellsgard. Citoyen des États fédérés, comme vous l’avez peut-être compris.

— Tout va bien, dit Niagara. Vous pouvez dire Slasher, je n’en serai pas le moins du monde offensé, même si vous considérez probablement ce terme comme une insulte.

— Ce n’est pas le cas ? demanda Auger, surprise.

— Seulement si vous le proférez dans cette intention.

Niagara esquissa un geste circonspect, comme une bénédiction religieuse : un mouvement en diagonale à travers la poitrine, et un coup de poignard au niveau du cœur.

— La barre oblique et le point, dit-il. Je doute que ça éveille beaucoup d’échos pour vous, mais c’était jadis la marque d’une alliance de penseurs progressistes liés par l’un des premiers réseaux informatiques. L’existence de la Fédération remonte à ce fragile collectif, né dans les premières décennies du Siècle du Vide. C’est moins un stigmate qu’une marque d’appartenance communautaire.

— Et la communauté compte pour vous ? demanda Auger.

— Au sens large, oui. Mais je n’hésiterais pas à la trahir si je pensais que son intérêt à long terme serait mieux défendu de cette façon. Que savez-vous des tensions actuelles qui agitent la Fédération ?

— J’en sais suffisamment.

— Eh bien, permettez-moi de vous rappeler les grandes lignes du conflit. Il y a maintenant deux factions opposées au sein de la Fédération : les faucons et les colombes. Les deux camps poursuivent dans l’ensemble le même but : réhabiliter la Terre. Là où leurs objectifs divergent, c’est sur leur approche des EUPT. Les modérés – les colombes – préconisent de négocier l’accès à la Terre sous la base d’accords de réciprocité : l’accès à l’hyperweb, l’usage sous licence de l’extra-drive et les technologies pan-AC, etc.

— Ève s’était laissé tenter par une modeste pomme, dit Auger. Les EUPT n’ont pas oublié ce que vos brillantes machines ont fait à notre planète.

— N’empêche que l’offre est sur la table. Comme vous l’avez peut-être déduit de vos rapports avec Cassandra, c’est ce que les modérés proposent sérieusement.

— Et les faucons ?

— Pour eux, les EUPT ne signeront jamais un accord avec les colombes. Il y a trop de gens qui pensent comme vous, Verity. Alors pourquoi attendre quelque chose qui n’arrivera jamais ? Pourquoi ne pas prendre plutôt la Terre maintenant, de force ?

— Ils ne feraient pas ça.

— Ils pourraient le faire, et ils le feront. Tout ce qui les retient, c’est la crainte que les Threshers ne préfèrent détruire la Terre plutôt que de la laisser tomber entre les mains des Slashers. Une politique de la « Terre brûlée », au sens propre du terme. Tanglewood n’est pas qu’une simple communauté en orbite ; elle est truffée de mégatonnes ciblées pour faire de la Terre une boule de braises ardentes.

— Alors, qu’est-ce qui a changé ?

— Tout, répondit Niagara. D’abord, les programmateurs militaires pensent qu’ils pourraient prendre Tanglewood assez vite pour empêcher le déploiement massif des ogives nucléaires. Et même s’ils n’y arrivent pas, les nouveaux modèles de réhabilitation de la Terre suggèrent que les frappes pourraient être… tolérées. Le problème de radioactivité pourrait être pallié grâce aux zones de subduction continentale. Et lors du repeuplement de la planète, les organismes réintroduits pourraient être modifiés afin de supporter un niveau accru de radiations.

Auger frémit en imaginant le genre de réorganisation tectonique que cela impliquerait pour ses villes bien-aimées.

— Conclusion, l’invasion est inévitable ?

— Tout ce que je dis, c’est qu’elle est plus vraisemblable aujourd’hui qu’il y a six mois ; c’est pourquoi certains d’entre nous – les modérés – prônent depuis longtemps un renforcement de la position thresher. À titre de dissuasion.

— Et ce serait si simple ? Vous voudriez nous aider à faire le sale boulot non humain de telle sorte que nous ayons une chance de résister à votre propre peuple quand ça va chier ?

— Ça vous aiderait si je vous donnais l’impression que c’est plus compliqué que ça ne l’est en réalité ?

— Excusez-moi si je ne prends pas vos paroles pour argent comptant, mais je n’ai rencontré que deux Slashers dans ma vie, et l’un des deux était une petite pute merdeuse.

— Si ça peut vous consoler, dit-il, Cassandra est l’une des modérées les plus ferventes de tout le mouvement. Si vous avez jamais eu besoin d’une amie au sein de la Fédération, c’est elle qu’il vous faut.

Skellsgard s’interposa entre Auger et le Slasher, les mains levées comme pour interrompre un combat.

— Je sais que ça va vous faire un choc, dit-elle à Auger, mais les Slashers ne sont pas tous des méchants acharnés à nous rayer de la carte.

— Croyez bien que je comprends votre position, reprit Niagara. Je sais que la terraformation de la Terre effacerait le travail de toute votre vie. Je suis tout simplement d’avis que la fin justifierait les moyens.

— C’est ce que vous croyez, Niagara ? Vous croyez vraiment que la fin justifie toujours les moyens ? demanda Auger.

— La plupart du temps. Et on dirait, à en juger par votre propre trajectoire, que vous partagez un peu la même philosophie.

— Plutôt crever.

— Ou faire crever un gamin ? Non, pardon, fit-il en secouant la tête. C’était idiot. Mais le fait est que vous avez toujours mis en œuvre les moyens nécessaires pour atteindre votre but. Je vous admire pour ça, Verity. Je pense que vous avez toutes les chances de mener cette mission à bien.

— Ah, nous y voilà enfin, dit-elle. Que savez-vous au juste de cette histoire ?

— Je sais qu’un élément stratégique a disparu à l’autre bout de ce lien hyperweb, et que vous avez tout ce qu’il faut pour le récupérer.

— Et pourquoi ne le faites-vous pas vous-même ?

— Parce que personne au sein de notre organisation ne connaît le territoire comme vous. La seule personne qui le connaissait assez bien était Susan White, et elle est morte.

— C’est un détail que Caliskan n’a pas jugé bon de me communiquer.

— Ça aurait changé quelque chose à votre décision ?

— Ça aurait pu.

— Alors il a bien fait de ne pas vous le dire. Mais vous n’avez peut-être pas compris tout ce que recouvre ma réponse. Je ne connais pas le territoire, mais ce n’est pas tout ; je ne peux même pas y pénétrer – je mourrais si j’essayais.

— Et moi ?

— Ce ne sera pas un problème pour vous, ainsi que vous le constaterez.

Niagara se tourna vers le module qui venait d’être chargé dans la bulle. Les techniciens continuaient à vibrionner autour, mais leur attitude suggérait que tout se passait conformément à leurs plans.

— Vous voulez que j’entre dans ce truc, c’est ça ? Sans savoir ce qui m’attend à l’autre bout ?

— C’est un voyage de trente heures, reprit Niagara. Vous aurez le temps d’apprendre tout ce qu’il faut en cours de route.

— Je peux faire marche arrière ?

— C’est un peu tard, vous ne pensez pas ?

Sans attendre la réponse d’Auger, il se tourna vers Skellsgard.

— Elle est prête pour son cours de langue ?

— Aveling a dit de le faire tout de suite. Comme ça, elle aura le temps que ça rentre avant d’arriver à T2.

— Quoi ? Quel cours de langue ? demanda Auger.

Niagara leva la main. Un brouillard de machines argentées, scintillantes, sortit de la paume de sa main et fila vers la tête d’Auger. Elle sentit les prémices d’une migraine fulgurante, comme si son crâne était une forteresse assiégée par une armée cuirassée de chrome étincelant, et puis elle ne sentit plus rien du tout.

 

Elle se retrouva avec un mal de tête à tout casser, une sensation de chute, et dans les oreilles une voix qui parlait une langue qu’elle ne comprenait pas.

— Wie heiβt du ?

— Ich heiβe Auger… Verity Auger.

Les mots coulaient hors de sa bouche avec une fluidité grotesque.

— Bon, poursuivit la voix, en anglais cette fois. Vraiment excellent. Elle s’y est bien mise.

C’était Maurya Skellsgard qui parlait, assise à sa gauche dans l’espace restreint de ce qu’elle pensa être le module de transit hyperweb. Le troisième siège, de l’autre côté d’Auger, était occupé par Aveling.

Ils étaient en chute libre.

— Que se passe-t-il ? demanda Auger.

— Oh, vous parliez allemand, c’est tout, répondit Aveling. Les petites machines de Niagara ont recâblé votre centre du langage.

— Vous parlez aussi français, ajouta Skellsgard.

— Je parlais déjà français, répondit aigrement Auger.

— Vous aviez une connaissance théorique du français écrit, et plus précisément de la fin du Siècle du Vide, rectifia Skellsgard. Alors que maintenant vous pouvez vraiment le parler.

Le mal de tête d’Auger s’intensifia, comme si quelqu’un lui avait posé un minuscule diapason sur le crâne et le faisait tinter.

— Je n’aurais jamais accepté d’avoir ce… cette infamie en moi, s’entendit-elle dire en se demandant où elle était allée chercher ça.

« Infamie » ! En réalité, c’est « saloperie » qu’elle pensait, mais le mot était resté coincé quelque part entre son cerveau et sa boîte vocale.

— C’était soit ça, soit devoir annuler la mission, poursuivit Aveling. D’ici trente heures, vous serez à Paris, livrée à vous-même, et vous ne pourrez compter que sur vos facultés intellectuelles. Pas d’armes, pas de moyen de communication. Pas d’intelligence artificielle pour vous épauler. La seule aide que nous pouvons vous donner, c’est le langage.

— Je ne veux pas de machines dans ma tête.

— Eh bien, c’est votre jour de chance, dit Skellsgard. Elle ont déjà été éliminées, ne laissant que les structures neurales qu’elles ont créées. L’inconvénient, c’est que ces structures ne dureront pas éternellement – deux, peut-être trois jours à partir du moment où vous serez à Paris. Et puis elles commenceront à s’éroder.

— Pourquoi ne pas les laisser, si ça ne change rien ? demanda Auger, la curiosité l’emportant sur la répugnance.

— Pour la même raison que Niagara ne peut pas nous accompagner, répondit Skellsgard. La censure ne les laisserait pas passer.

— La censure ?

— Vous comprendrez en temps utile, dit Aveling. Ne vous mettez pas martel en tête, vous avez une bien trop jolie petite caboche. C’est notre boulot.

Auger éprouvait le genre de lucidité vibrante, un peu précaire, que provoquait l’excès de caféine ou une période de travail intense. Une fois, il y avait une quinzaine d’années de cela, elle bûchait si fébrilement ses maths qu’après une soirée passée à manipuler des équations complexes, à simplifier des fractions et à extraire des dénominateurs communs son esprit s’était mis à appliquer les mêmes règles au langage parlé, comme si les termes d’une phrase pouvaient être mis en facteur, résolus comme les équations du second degré qui traduisaient la dégradation des isotopes. Elle ressentait exactement la même chose en cet instant : elle n’avait qu’à regarder une couleur ou une forme pour que ses nouvelles structures langagières hurlent allègrement le mot correspondant dans sa tête, en une cacophonie d’allemand, de français et d’anglais.

— Je pourrais décider de très mal le prendre…

— Ou vous pourriez vous faire une raison et accepter ce qui devait être fait, lâcha platement Skellsgard. Je vous promets qu’il n’y aura pas d’effets secondaires.

Auger savait que ça n’avait pas de sens de protester. Les machines étaient déjà en elle et avaient fait leur œuvre. Et si on lui avait proposé l’alternative, elle aurait encore privilégié cette solution plutôt que le procès.

Et tant pis si ça faisait d’elle une renégate, prête à accepter la science slasher quand ça l’arrangeait.

— Je suis désolée que vous vous sentiez agressée, dit Skellsgard avec sympathie. Mais nous n’avions vraiment pas le temps de nous asseoir autour d’une table et d’en débattre. Il faut que nous récupérions le plus vite possible un objet qui est tombé entre de mauvaises mains.

Auger s’obligea à se calmer.

— J’en déduis que nous sommes en route ?

— L’insertion a réussi, dit Aveling.

Ils étaient assis tous les trois de front, entourés par des instruments, des panneaux de contrôle et des commandes. La technologie était un étrange assemblage de robustesse rudimentaire et de ce qu’il y avait de plus fragile et de plus moderne, et notamment des systèmes d’origine évidemment slasher. Le tout était maintenu par des boulons, des cerclages en nylon et des faisceaux gainés de choses qui ressemblaient à des crachats d’époxy coriace. Aveling avait la main sur un joystick monté sur un panneau rétractable. Au-dessus du panneau, un écran plat affichait une série de lignes concentriques irrégulières qui suintaient lentement vers les bords. On aurait dit une toile d’araignée tissée par un arachnide ivre. Une sorte de système de navigation, devina Auger, figurant leur vol à travers l’hyperweb. De l’extérieur, on ne voyait rien, car les hublots du module étaient hermétiquement fermés par des volets blindés.

C’était à peu près aussi excitant qu’un trajet en ascenseur.

— Eh bien, maintenant que nous sommes tous dans le bain, dit-elle, vous pouvez peut-être me dire de quoi il retourne ?

— L’expérience prouve qu’il est généralement plus facile de montrer les choses que de les expliquer, dit Skellsgard. Ça permet de couper court aux « Vous ne croyez tout de même pas que je vais gober ces salades ? ».

— Et si je vous promets de ne pas mettre vos propos en doute ? Après tout, j’ai vu les artefacts dans le bureau de Caliskan. Je suis à peu près sûre que ce n’étaient pas des faux.

— Non. Ils étaient tous authentiques.

— Conclusion : ils ont bien été fabriqués quelque part. Caliskan a dit qu’ils n’avaient pas été restaurés, et pourtant ils semblaient venir de l’année 1959 environ.

— Ce qui voudrait dire… commença Skellsgard.

— Que vous avez trouvé un moyen de remonter en 1959. Ou du moins, rectifia-t-elle en choisissant ses paroles avec soin, quelque chose qui ressemble beaucoup à 1959, à quelques détails près. Je suis loin de la vérité ?

— Non, assez près, en réalité.

— Et cette version de 1959 se trouve à l’intérieur de l’objet volumineux anormal dont parlait Peter… L’OVA dans lequel vous avez trouvé le moyen de pénétrer.

— On nous avait bien dit que vous étiez brillante, constata Skellsgard.

— Alors, qu’est-ce que Paris vient faire là-dedans ?

— Au bout de cet hyperweb, il y a un endroit qui y ressemble beaucoup. Vous allez y entrer, et prendre contact avec un individu appelé Blanchard.

— Un autre membre de l’équipe, comme White ? demanda Auger d’un ton calme, comme si elle s’efforçait de prendre les problèmes l’un après l’autre.

— Non, répondit Skellsgard avec un coup d’œil à Aveling. Un habitant de T2. Il y est né, il y a grandi et il n’a pas idée qu’il ne vit pas dans le vrai Paris, sur la vraie Terre, dans le vrai vingtième siècle.

Auger se sentit parcourue par un frisson glacé.

— Il y en a beaucoup comme lui ?

— Environ trois milliards. Mais il ne faut pas que ça vous inquiète.

— Tout ce que vous aurez à faire, dit Aveling, c’est trouver Blanchard et récupérer une chose que Susan White lui a confiée. Ce ne sera pas difficile. Nous vous donnerons une adresse située non loin de votre point d’entrée. Blanchard est prévenu de votre arrivée.

— Je croyais vous avoir entendu dire que…

— Vous vous ferez passer pour la sœur de Susan White, coupa Aveling. Elle lui avait déjà dit de vous remettre les objets si vous vous présentiez. En dehors de toute autre considération, c’est pour ça que nous avions besoin d’une femme.

Auger réfléchit un bref instant. Ça faisait beaucoup d’informations à assimiler, toutes plus surprenantes les unes que les autres, et les questions se bousculaient dans son esprit, mais elle décida rapidement que, bien qu’elle ait formidablement envie de connaître tous les détails de la mission, il valait mieux commencer par le commencement :

— Et la nature de cet objet perdu ?

— Juste des documents dans une boîte en fer, répondit Aveling. Ils ne veulent rien dire pour Blanchard, mais ils ont une extrême importance pour nous. Vous persuadez Blanchard de vous donner la boîte, vous vérifiez que les documents sont dedans, vous revenez nous trouver avec les documents, nous vous remettons à bord du premier module, et vous rentrez chez vous.

— Vu comme ça, ça a l’air très simple.

— Ça l’est.

— Alors pourquoi est-ce que j’ai l’impression obsédante qu’il doit y avoir un piège ?

— Parce qu’il y en a un, répondit Skellsgard. Nous ne savons pas avec certitude ce qui est arrivé à Susan, mais nous savons qu’elle se sentait menacée, et qu’elle a confié ces documents au dénommé Blanchard pour les mettre en sûreté. Il y a une forte probabilité qu’elle ait été assassinée.

Aveling détourna son attention des lignes suintantes de l’écran de navigation et foudroya Skellsgard du regard.

— Rien ne prouve qu’il y ait eu meurtre. Et elle n’avait pas besoin de le savoir, dit-il.

— Il me semble que si, répondit Skellsgard avec un haussement d’épaules.

— Alors, fit Auger, c’était un meurtre, oui ou non ?

— Elle est tombée, répondit Aveling. C’est tout ce que nous savons.

— Ou on l’a poussée, ajouta Skellsgard d’un ton funèbre.

— J’aimerais bien savoir ce qui s’est passé, insista Auger.

— Ça n’a pas d’importance, dit Aveling. Tout ce que vous avez besoin de savoir, c’est que T2 est un territoire hostile – ce que White avait oublié, apparemment. Elle avait été prudente, au début. Ils le sont tous. Et puis elle a pris sa mission trop à cœur, elle a pris des risques, et elle a fini par mourir.

— Quel genre de risques ?

Avant qu’Aveling ait eu le temps de l’interrompre, Skellsgard dit :

— Susan a senti qu’elle tenait quelque chose d’important, d’énorme. Elle n’a pas voulu retourner vers le portail, et nous n’avons reçu d’elle que des messages énigmatiques, griffonnés sur des cartes postales. Si elle avait au moins pris le temps de construire un émetteur radio, ou de rejoindre la base, elle aurait pu nous transmettre des informations plus concrètes. Mais elle était trop occupée à courir plusieurs lièvres à la fois, et en fin de compte ça lui a coûté la vie.

— Des suppositions, dit Aveling.

— Si nous ne pensions pas qu’elle était sur une piste, dit Skellsgard, nous ne serions pas tellement pressés de récupérer ces papiers. Si nous y tenons tant, c’est bien parce que nous croyons qu’ils recèlent peut-être des informations importantes, non ?

— C’est parce que nous ne pouvons risquer la contamination culturelle, rectifia Aveling. Analysés sous le bon éclairage, les papiers pourraient révéler l’origine de White. Nous craignons qu’elle n’ait abandonné des informations inopportunes. Et tant que nous n’aurons pas récupéré les papiers, nous serons dans le brouillard.

Skellsgard regarda Auger.

— Écoutez, tout ce que je peux vous dire, c’est de faire attention, là-bas, d’accord ? Vous y allez, vous faites le boulot, point final. Nous voulons vous récupérer en un seul morceau.

— Vraiment ? demanda Auger.

— Oui, bien sûr. Vous imaginez une seconde ce que serait le voyage de retour pour moi, si je me retrouvais seule avec Aveling ?

La pluie du siècle
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